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Êtes-vous un Écrivain Torturé ?

Emma Bzeznik

Dernière mise à jour : 28 nov. 2023




- Alors, ce contrat créatif, vous voulez le signer à l'encre ou au sang ?

- Euh...


"Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire. Il n'oublie jamais la première fois où il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête, un vrai repas chaque soir et ce qu'il désirait le plus au monde : son nom imprimé sur un misérable bout de papier qui, il en est sûr, vivra plus longtemps que lui. Un écrivain est condamné à se souvenir de ce moment, parce que, dès lors, il est perdu : son âme a un prix."


Ce sont les premiers mots du Jeu de l'ange, un roman de Carlos Ruiz Zafon et suite du très célèbre L'Ombre du vent. Outre le cynisme du personnage principal et les dures réalités de l'édition que ce passage exprime, je le trouve particulièrement à-propos pour parler du contrat créatif. Dans ce roman, à plusieurs reprises, le protagoniste, David, qui est écrivain, va nouer une relation de souffrance avec l'écriture, contraint de rédiger un texte pour survivre à un patron dont on est même pas sûrs qu'il existe - du moins, pour quelqu'un d'autre que David.


Je ne vous en dis pas plus pour ne rien vous spoiler, si vous envisagez de le lire. C'est un roman qui m'a laissée dubitative sur plein de points et pour des raisons que je cherche encore à comprendre même des mois après. C'est une histoire qui parle d'écriture, mais contrairement à l'amour de la littérature mis en avant dans le premier tome, ici c'est l'autre versant qui est pris comme thème : la souffrance créative.


Or, lundi dernier, je vous parlais du contrat créatif que nous, auteurs, autrices, passons avec nous-mêmes lorsque nous entamons un projet d'écriture. Ce contrat, c'est un peu une promesse : celle d'aller jusqu'au bout de cette histoire et de la publier.


En France et plus largement dans nos sociétés occidentales contemporaines, on considère que le travail artistique est lié à la souffrance pour être qualitatif... Alors que, paradoxalement, on brime les artistes qui tentent de se consacrer entièrement à leur travail quand ils essayent d'en tirer les ressources financières suffisantes pour en vivre. Avez-vous déjà culpabilisé de passer du temps sur votre roman plutôt que de faire une tâche "plus importante" (ou en tout cas, plus urgent dans votre quotidien) ? Ou d'essayer d'en faire votre revenu principal, alors que votre entourage vous exhorte à prendre un boulot salarié ?


Sauf qu'en fait, je vais vous dire une chose : votre roman ne sera jamais une priorité évidente. Rien ne sera moins urgent, moins pressé, moins facile à faire que de travailler sur votre histoire, tout simplement parce que c'est une discipline qui demande beaucoup de temps (plusieurs mois de travail au minimum) et d'énergie créative. Et que l'extrême majorité des autres choses qu'on fait est plus rapide, plus efficace, moins ingrate.

C'est à VOUS d'accorder cette priorité à votre roman. Plier du linge ou ranger des conserves en rayon ne vous apportera rien sur le plan personnel, alors qu'écrire votre histoire, ça vous fait du bien. Vous utilisez votre temps pour faire quelque chose qui a vraiment du sens pour vous.

Mais c'est parfois difficile de trouver l'équilibre entre travail et passion. L'écriture est une activité de longue haleine qui demande, si l'on veut essayer d'en tirer un revenu, à la fois une ressource créative libre et une démarche de travail, de production de mots, d'amélioration.


Alors, pour compenser la culpabilité d'écrire plutôt que de plier le linge, ou pour vous sentir légitime en tant qu'autrice, et puis pour enfin avancer sur ce roman que vous voulez voir publié, vous travaillez 2x plus dur.


Vous sacrifiez quelques heures de sommeil, vous sautez un repas, vous abusez du café, vous écrivez coûte que coûte, peu importe votre état émotionnel.

Sans faillir, car vous avez CHOISI d'écrire. Vous avez CHOISI de souffrir.

C'est ce que vous diront les plus culpabilisateurs, ceux qui estiment que l'écriture est un métier de passion qui n'est pas un vrai travail, et qui ne doit se faire que sur votre temps libre. Vous n'avez pas le droit de vous plaindre, car vous avez choisi votre douleur. Pour ces gens-là, et croyez-moi, ils sont bieeen plus nombreux qu'on croit dans le milieu du livre, pour ces gens-là, la reconnaissance se mérite par la souffrance.

Un peu comme au Japon, où beaucoup (trop) travailler est valorisé. Pas grave d'être épuisé, de se forcer, d'être dégoûté de son boulot, de s'endormir sur son bureau : ça veut dire que vous travaillez bien, et vous devriez en être fier. Et surtout, gardez la tête haute et le sourire franc, parce que qui êtes-vous pour vous plaindre ?


Vous écrirez donc à n'en plus pouvoir, coûte que coûte, sans jamais ménager vos forces jusqu'à avoir terminé. Peu importe votre état physique ou intérieur et celui de votre entourage, et bien peu vous chaux de dormir si vous pouvez passer ce temps-là à créer.

Est-ce que cette méthode marche ?

Oui. Très bien, même. Vous écrirez vite et produirez sans doute plus que jamais. Pas forcément de la grande qualité, mais au moins, une sacrée quantité.

Alors, ça marche, oui, jusqu'à ce que vous n'ayez plus aucune énergie, physique comme créative, à consacrer à votre activité.

"Les mots et les images jaillirent de mes mains comme si elles avaient rageusement attendu dans la prison de mon âme. Les pages se succédaient sans conscience ni mesure, sans autre volonté que celle de subjuguer et d’empoisonner mes sens et mes sentiments. Je ne pensais plus au patron, à sa récompense ou à ses exigences. Pour la première fois de ma vie, j’écrivais pour moi et pour personne d’autre. J’écrivais pour mettre le feu au monde et brûler avec lui. Je travaillais toutes les nuits jusqu’à l’épuisement. Je tapais sur les touches de la machine jusqu’à ce que mes doigts saignent et que la fièvre me voile la vue."


Ça, c'est un autre passage du Jeu de l'ange. David est exténué, profondément dépressif et n'a plus aucun souffle créatif. Il écrit pour survivre à une chose qu'il ne connaît pas vraiment. Et outre le côté fantastique du roman, il se pourrait bien que ce soit une gigantesque métaphore de ce qui peut arriver à tout aspirante autrice.


En France, surtout, il y a ce culte de l'écrivain. Écrire, ça en jette. En plus, c'est mystérieux. Personne ne sait comment ça marche vraiment, l'inspiration, tout ça. L'écrivain est dédié à son œuvre corps et âme et n'écrit que par un besoin inspiré : pour lui, écrire, c'est aussi vital que de respirer.

Ajoutez une cigarette ou un verre de vin, des heures passées devant un bureau dans une pièce mal éclairée, et je vous assure que vous tenez là le cliché parfait de l'auteur.


Sauf que non. Cet écrivain-là, il n'a jamais existé. C'est un stéréotype dont se revendiquent les élitistes, qui eux bien-sûr n'écrivent que de la vraie littérature, n'ont que de grandes idées et ne les reçoivent que par leur génie personnel, leur talent inné pour les mots et les histoires. Tous ceux qui ne sont pas du même acabit, toutes celles qui ont commencé à écrire à 30 ou 40 ans et qui écrivent de la science-fiction ou de la littérature jeunesse, tous ceux-là doivent travailler énormément pour ramasser leur manque de talent.

Que dit David, déjà, dans les premiers mots du livre ?

Il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête.


Ce n'est pas être vaniteuse que d'être payée pour écrire ou de recevoir un compliment sur un texte. Le talent n'existe pas : certaines personnes, de par leur environnement, leur éducation, les péripéties que la vie leur a amené, sont juste plus en avance que vous sur certains aspects de la discipline. Ils maîtrisent mieux les descriptions, font des personnages géniaux, créent des intrigues complexes. Mais aucun bon roman ne peut s'écrire sans travail. Si vous pensez encore que vous n'avez aucun talent, et que vous n'êtes pas légitime pour écrire : ôtez-vous ça du crâne et enfouissez-le sous 10 couches de pages manuscrites.

Cet état d'esprit dévastateur, ce cliché de l’Écrivain Torturé, n'a pas lieu d'être. Il est motivé par des écrivains élitistes qui considèrent que si vous ne tenez pas le rythme, c'est que vous n'avez pas le Talent Divin (parce que les Majuscules, ça donne de la prestance à défaut d'avoir du sens), et donc que vous devriez abandonner l'écriture.


Et c'est terrible, parce que ce contrat créatif de souffrance est souvent accepté comme une loi par les aspirantes autrices qui débutent en écriture. Oui, c'est vrai, écrire n'est pas une discipline facile. Aucune discipline artistique ne l'est lorsqu'on veut en faire son métier.

Mais ça ne veut pas dire que vous devez vous tuer à la tâche. Au contraire.


En écriture, forcer, ça ne marche pas. La création, l'inspiration, les idées viennent mieux un esprit disponible, c'est ce que nous disions dans la dernière newsletter. Prenez des pauses, baladez-vous, respirez d'autres airs et regardez d'autres paysages : les idées viendront d'elles-mêmes, je vous le garantis.

Même si ça peut vous sembler extrême, la frontière est mince. L'écriture peut vite passer devant votre santé, et de façon insidieuse, surtout si l'on croit en être avertie. On commence par rater quelques repas, souvent celui du midi qui saute et qu'on passe devant l'ordi. Puis, pour tenir les délais, on annule cette sortie du week-end, on travaille le samedi, voire le dimanche matin... Ça m'est arrivé, de nombreuses fois, jusqu'à ce que je passe par une période d'épuisement physique et créatif qui m'a séchée plus d'un mois.

Le burnout est commun, chez les auteurs. Peut-être même encore plus chez les autrices, souvent contraintes de déployer plus d'efforts encore pour être éditées ou même juste asseoir leur légitimité.


Pour terminer, je vais vous parler du mot le plus présent dans toute cette lettre : le travail.


En étymologie, l'étude de l'histoire des mots, on considère que le mot travail vient du latin tripalium, terme qui induit au départ une tension se dirigeant vers un but et qui rencontre une résistance en chemin. En un mot, une difficulté.

Le sens du mot qu'on retient le mieux, c'est celui-là : le tripalium, au Moyen âge, c'est un outil pour attacher les bêtes, puis les esclaves punis, puis carrément un instrument de torture. Le sens du mot travail est ancré dans la souffrance.


Du moins, c'est celui qu'on retient. Parce que, à partir du XVe siècle, quand on s'est penché un peu plus sur la question, on a distingué en fait 2 utilisations différentes au Moyen âge : on a distingué l'Opus du Labor. Le Labor a donné le terme de labeur : le châtiment du pécheur, le travail de la peine. L'Opus, lui, c'est l'ouvrage : l'activité naturelle d'un travail de création.


Vous pouvez choisir entre le Labor et l'Opus. Vous pouvez, et je vous le recommande, travailler votre créativité tout en respectant vos limites et vos besoins. L'écriture en tant que travail, c'est à dire avec un objectif de productivité, est harassante : comme toute activité créative, elle implique de puiser profondément en vous-même, et de maîtriser tout un tas d'éléments à la fois. Ça n'est pas rien. Et ça ne mérite en aucun cas de sacrifier votre sommeil, vos repas, vos liens sociaux et votre santé.

Et vous tuer à la tâche ne rendra pas votre travail plus légitime ou plus beau, vraiment. Au mieux, ça vous permettra de tenir vos délais pendant un temps, mais ça vous empêchera de tenir ce rythme sur le long terme, et ça peut même vous couper toute inspiration.


Tout le temps que vous aurez gagné en écrivant vite (et il faut le dire, mal) vous le prendrez à corriger, rectifier, changer ce qui ne va pas dans votre histoire. La qualité demande du temps : ça ne vaut pas souvent le coup de speedrun un texte.


Ne sacrifiez pas votre amour de l'écriture pour un cliché nocif. Ne soyez pas l’Écrivain Torturé : préférez-lui l'autrice ou l'auteur que vous voulez vraiment devenir.


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