De nos jours le candidat littérateur, [...] ou plutôt le candidat artiste littéraire ayant un ventre plein d'activité et une bourse vide, se trouve en face d'un paradoxe criant.
En septembre 1902, l'auteur Jack London écrivait ceci dans The Critic. Et vous savez quoi ? Plus de cent ans plus tard, ce paradoxe de l'écrivain est toujours d'une extrême actualité. Et il est valable pour tous les artistes du monde, même s'il est particulièrement juste en ce qui concerne le métier de romancier.
Comme il est un homme et que sa bourse est vide, il doit manger. Comme il est un artiste, en possession d'une véritable âme d'artiste, son plaisir consiste à épancher dans des textes imprimés la joie dont son cœur déborde. Et voici le paradoxe en face duquel il se trouve et qu'il doit résoudre :
Comment et de quelle façon doit-il chanter la joie de son cœur pour qu'une fois imprimé ce chant lui fasse gagner son pain ?
Or, pour cet homme, cette femme, cet artiste, cette autrice, c'est très difficile d'échanger un roman contre un salaire. Sans parler de payer son loyer, on parle même juste de faire des courses pour acheter à manger... La précarité du métier d'autrice professionnelle ne date malheureusement pas d'hier, en fait ça remonte au moins à 100 ans. Et malgré tous les progrès techniques et sociaux que nous connaissons en ce siècle, le paradoxe de fond reste exactement le même...
Cet homme ne peut à la fois épancher son âme d'artiste dans son œuvre et échanger cette œuvre contre du pain et de la viande. Le monde est étrangement et impitoyablement opposé à cette opération qui consiste à échanger la joie de son cœur contre la satisfaction de son estomac. Comme il va avoir l'occasion de le découvrir, ce que le monde estime le plus, c'est ce qu'il demande le moins ; et ce qu'il réclame à cor et à cri, il ne l'estime pas du tout.
Une autrice publiée en édition traditionnelle ne touche que très peu de droits d'auteur (voyez, on appelle même pas ça un salaire, une rémunération ou un budget, mais des droits) sur un livre. Pour rappel, sur un roman à 20€, elle touchera 2€ dans le meilleur des cas, avec encore des charges à déduire de ce chiffre.
Pour ma part, chez Démiurge, en édition indépendante, je touche entre 2,50€ et 5,50€ sur un roman à 20€, selon si vous commandez en ligne ou en librairie.
Voici ce que ce paradoxe de fond soulève aujourd'hui :
Le monde s'accorde généralement pour dire que les histoires sont faites pour êtres lues et transmises... mais un écrivain qui écrit pour l'argent, c'est moche.
Une autrice publiée en toute indépendance comme moi ne peut pas publier beaucoup de livres par an, au risque d'avoir du travail bâclé... mais si elle veut vivre de l'écriture, c'est mieux de publier plus.
Un auteur aura du mal à se considérer comme tel s'il n'a pas fait d'études de Lettres... mais le métier d'écrivain ne s'apprend pas (il paraît) et est inné chez ceux qui méritent vraiment ce titre.
Le monde estime la littérature, mais ceux sans qui elle n'existerait pas (les auteurices, donc) sont très peu valorisés et rémunérés pour leur travail.
Le monde réclame de l'argent, mais ne l'estime pas du tout, l'argent c'est un peu tabou et ça n'est pas important, et pourtant il est essentiel à nos (sur)vies.
Trouver le meilleur moyen de concilier plaisir d'écrire et revenu, c'est un peu l'objectif de chaque romancière. Je ne connais pas une autrice, un auteur qui ne veuille rien faire d'autre qu'écrire... et pourtant, beaucoup sont obligés d'avoir une autre activité rémunératrice à côté.
Et si on arrêtait de valoriser les perspectives de carrière et l'argent pour rémunérer les gens pour ce qu'ils aiment vraiment faire ? ça semble trop beau pour le moment, mais le monde du livre est en train de changer, et de plus en plus d'autrices en édition traditionnelle se tournent vers l'édition indépendante pour vivre mieux de leur plume.
Voici ma phrase préférée de Jack London (elle est placardée au-dessus de mon bureau et il ne se passe pas un jour sans que je la lise) :
Rappelez-vous que vous êtes un écrivain,
pour commencer, pour finir, et toujours.
Et rappelez-vous que, en choisissant d'être autrice, vous faites preuve de courage. Vous avez le courage de croire en vos rêves, et de faire ce qu'il faut pour en vivre - sans vous gâcher le plaisir d'écrire.