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Emma Bzeznik

Quand arrêter de travailler sur un texte ?

Newsletter du 13 septembre 2023.


En tant qu’artiste, j'aime suivre régulièrement le travail des artisans que j’apprécie, via leurs newsletters ou leurs réseaux sociaux. Un jour, un sculpteur sur bois américain, Giles Newman, disait en substance lors d’un de ses cours vidéo, tandis qu’il taillait sa pièce dans un carré de bois au milieu des copeaux : « si vous travaillez trop l’objet, vous risquez de le casser, et il faudra tout recommencer. »


L’un des plus gros défauts d’un écrivain, selon moi, c’est le perfectionnisme.

Dans les CV et les entretiens d’embauche, on présente souvent ce trait comme une qualité, pour signifier sans doute que l’on est soigneuse et qu’on aime le travail bien fait. Qu’on ne s’arrête pas tant qu’il est fini, poli, parfait... Mais quand, du coup ?


Quand est-ce qu’on s’arrête ? Combien d’heures peut-on encore passer à gratter des copeaux de texte pour le parfaire, avant de décider qu’il est achevé ?

La réponse, je vous l'assure, est : à l’infini.

On pense toujours (et c’est sûrement vrai) pouvoir faire mieux, plus précis, plus beau, plus clair. Moins long, moins pompeux, moins lent.


Mon perfectionnisme, qu’adolescente je considérais comme une qualité, est devenu ma bête noire dans mon métier. L’écriture est un peu comme de la maïzena : souple et dure à la fois. Elle demande d’être flexible et discipliné, de lâcher-prise pour tirer ses meilleurs mots puis de les prendre à bras-le-corps pour les dompter, les affiner… Les perfectionner.


Vous pouvez travailler toute une vie sur un même roman. Je ne plaisante pas ! Pensez au temps qu’il faut pour produire un roman entier, et au nombre d’heures qu’on peut passer à le modifier, à rectifier telle phrase, choisir tel mot, et surtout à vouloir intégrer les nouvelles choses qu’on a appris entre-temps.


Mon tout premier roman, je l’ai commencé à 12 ans et terminé à 14 ans. En l’espace de deux années, j’avais tellement appris en écriture (et passée à un âge où on pense trop et trop vite) que je voulais intégrer toutes ces notions nouvelles, retravailler les personnages, inverser des scènes pour qu’elles créent de la tension, mettre plus d’ironie dramatique, changer de climax… Le roman n’en serait que meilleur, à la fin, non ?


Sauf que, en tentant de faire ces changements, même au fil de l’écriture, je sentais mon histoire changer. Le début n’allait plus vraiment avec la fin. Pas en termes d’intrigue, mais dans la façon d’écrire. Sans le vouloir, mon écriture avait progressé entre-temps, ma sensibilité aussi, ma personnalité, et tout ça se mélangeait pour faire, en somme, un nouveau roman.


Ma correctrice de l’époque (et qui l'est toujours), une professeure de français passionnée de littérature, autrice elle-même et amie chère, avait évidemment remarqué ces modifications, et surtout, ce changement de substance dans le texte.

Et elle m’a dit : « Non. Ne change rien. Ce roman est fini, maintenant, laisse de la place pour le prochain. »

De fait, il était terminé. J’étais parvenue à la fin que je voulais, mais j’aurais voulu le retravailler encore et encore, jusqu’à ce qu’il devienne complètement autre. Le roman de base se serait transformé en un nouveau roman, et ce nouveau roman aurait encore pu être transformé, et…


Encore aujourd’hui, c’est difficile pour moi de m’arrêter de retoucher. Même si je suis épuisée par la correction, même si tout le travail éditorial attend derrière, j’ai dû mal à considérer le roman comme terminé. Pas autant qu’avant, car j’ai fait mes armes depuis, et j’apprécie le soulagement de considérer une chose comme achevée.

Alors, quand ça vous arrive, rappelez-vous qu'à trop travailler l’objet, vous risquez de le casser, et il faudra tout recommencer.


Ça peut être un but en soi, de produire seulement un ou deux romans dans sa vie d’artiste, et de passer tout son temps à les parfaire. C’est un chemin sur lequel j’ai hésité, adolescente, avant de bifurquer du côté non pas de l’abondance de textes, mais du lâcher-prise sur ma créativité.


Il ne s’agit pas de bâcler le travail, ni d’écrire sans retoucher.

Il s’agit de savoir dire stop, c’est bon, j’ai assez travaillé avec toi, je te laisse.

Il s’agit de tourner la page.

Et de recommencer.

Votre écriture évolue au fil des années, et chaque roman est un peu meilleur que le précédent. Avec la pratique, vous apprendrez à reconnaître les signes qui montrent que vous pouvez vous arrêter de peaufiner un texte.

En général, si vous commencez à penser à une nouvelle histoire en terminant votre roman, c’est un bon indicateur. Ça veut dire que vous entrez dans une nouvelle phase d'inspiration (voir la série de mails sur le cycle créatif), et qu'il vaut donc mieux ouvrir la porte à de nouvelles idées, pour recommencer, et inclure dans ce nouveau manuscrit toutes les envies qui vous taraudaient sur le précédent.


Personnellement, c’est la seule chose que je demande à mon travail : qu’il soit différent du précédent, et si possible, en mieux.

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