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Emma Bzeznik

L'épreuve du Temps

Newsletter du 6 octobre 2023


J'ai une question hyper-méga-supra importante.


Est-ce que vous cornez les pages de vos romans ?


Ou bien vous êtes de celles qui a des sueurs froides dès qu'une page est un peu froissée ?

Ce que je vais dire va peut-être vous hérisser, mais moi, je corne les pages, des fois. Si je dois interrompre ma lecture, il m'arrive de poser le livre ouvert face à la table (alors que je sais que ça abîme les plis de la couverture). Et je peux même écrire au stylo dans un bouquin (sauf s'il n'est pas à moi, faut pas déconner).

Et si je fais ça, c'est parce que je désacralise l'objet-livre. Ce qui ne veut pas dire que je ne le respecte pas, mais simplement que je le perçois comme un objet qui vit avec moi, qui vieillit avec moi, qui bouge et s'utilise au gré de mes déplacements.

Quand je vois un livre corné ou abîmé, je n'ai plus seulement pitié, je me dis que c'est un roman qui a du vécu, qui a été lu, ouvert, corné, annoté des pensées de quelqu'un d'autre, ouvert et posé face contre la table plein de fois. Un livre qui a accompagné quelqu'un dans son quotidien.


Ce que je vais vous dire va peut-être vous étonner : en maison d'édition, il y a une épreuve que passe tout roman proche de la publication. Pas de la correction, ni de la relecture pour vérifier que tout va bien. Non, une fois que le livre est finalisé, prêt à être publié, et qu'on a imprimé un exemplaire de test pour valider le BAT (bon-à-tirer dans le jargon éditorial)... et bien, on lui fait subir l'épreuve ultime, l'épreuve du Temps.

Celles qui détestent voir un livre un peu corné, accrochez-vous à vos chapeaux, parce que lors de cette épreuve, le roman tout juste imprimé est attrapé et tiré dans tous les sens, on le froisse, on l'ouvre et on le plie des deux côtés, on le détruit, on le déchire, on le corne, on le tord, bref, on le bousille.


Pour éprouver sa résistance aux manipulations et au Temps à grande échelle, pour voir comment il tient face à la violence d'être bringuebalé tous les jours, pour voir s'il est solide, s'il résistera correctement aux secousses de la vie quotidienne d'une lectrice ou d'un lecteur.

Cette sacralisation de l'objet-livre, elle n'est pas mauvaise en soi, parce qu'elle vient de l'envie de respecter cet objet, de le garder longtemps et donc d'en prendre soin. Elle est même louable, mais il ne faut pas oublier une chose : le texte n'est pas l'objet.

Le livre tel qu'il est imprimé est un support, un outil, un moyen de faire parvenir le texte à vos yeux de la même façon que peut le faire un écran ou une liseuse numérique. Le livre est un objet, un bel objet certes, mais il reste secondaire par rapport à son contenu.

Alors, moi pourtant qui aime tant les livres, je n'hésite plus à corner une page si je n'ai pas de marque-page, ou à souligner une phrase au crayon qui me plaît particulièrement. Bien-sûr, j'y fais toujours attention, comme à toutes mes possessions matérielles. Mais je ne me force pas à le laisser tel que je l'ai acheté, et j'en suis même venue à apprécier les traces que je laisse sur lui - tout comme lui laisse des traces sur moi.

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